Titre

Anesthesie et Toxicomanie

Auteur

Dr Jean-Michel Devys

Département d’Anesthésiologie-Réanimation-Urgences
Fondation Adolphe de Rothschild
25-29 Rue Manin                  75019 Paris

jmdevys@fo-rothschild.fr

INTRODUCTION

La consommation de substances illicites est très répandue en France [office français des drogues et des toxicomanies. Drogues et toxicomanies : indicateurs et tendances, 1999]. La consommation de ces substances est souvent ponctuelle, et on estime à 2,2 millions le nombre de consommateurs de drogues illicites (cannabis inclus), soit 4% de la population française totale. Si les consommateurs occasionnels posent le plus souvent peu de problèmes pour le médecin anesthésiste-réanimateur, les consommateurs dits : « à problèmes » sont plus difficiles à prendre en charge lors d’une hospitalisation. Ces consommateurs « à problèmes » sont en nombre peu important (environ 170 000) et se répartissent surtout dans la région parisienne, la région Nord et la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Leur mode d’hospitalisation étant le plus souvent en urgence, une réflexion sur le type de prise en charge péri-opératoire pouvant leur être proposée devrait être établie au préalable par les médecins anesthésistes travaillant dans les structures de soins de ces régions, surtout si celles-ci accueillent des urgences chirurgicales.

 EPIDEMIOLOGIE DE LA TOXICOMANIE

    Les données épidémiologiques de la toxicomanie en France sont aisément accessibles sur différents sites internet, le plus complet étant celui de l’office français des drogues et des toxicomanies (http://www.ofdt.fr). Le rapport établi sur la toxicomanie en France en 1999 met en évidence une grande proportion de personnes ayant consommé du cannabis dans l’année (7,5% des adultes de 18 à 44 ans). En revanche, le nombre d’individus se déclarant consommateurs de drogues « dures » est trop faible pour établir des statistiques nationales. Cependant, la prévalence de l’usage d’opiacés et de cocaïne a été évalués dans plusieurs grandes agglomérations françaises. Pour exemple, dans l’agglomération lilloise, 1471 individus se sont déclarés consommateurs d’héroïne et/ou de cocaïne en 1999, soit une prévalence de 1% pour la tranche d’âge 15-59 ans. Ces individus étaient âgés de 28 ans en moyenne, de sexe masculin dans 84% des cas et avaient une couverture sociale dans 87% des cas. Enfin, 81% d’entre eux résidaient dans un logement fixe. Les caractéristiques des consommations de drogues sont résumées dans le tableau 1. La consommation d’héroïne était largement majoritaire, au moins hebdomadaire dans 70 % des cas, avec association à l’alcool ou aux benzodiaépines dans plus d’un cas sur 2.  En cas de consommation d’héroïne par injection intraveineuse (40% injection, 40% inhalation, 20% ingestion), la consommation était quotidienne ou pluriquotidienne dans 75% des cas.

Tableau 1 : Récapitulatif des caractéristiques des usagers de drogues de la région lilloise

 

Item

Effectifs (n)

% par rapport aux répondants

Sexe

  Homme

  Femme

 

1233

238

 

 83,8

16,2

Age moyen

 28 ans

 

Logement

  Fixe

  1/3

  Précaire

  SDF

  

413

382

93

75

  

42,9

39,7

9,7

7,8

Couverture sociale

  Oui

  Non

 

 

887

128

 

 

86,9

12,5

Consommation de produit

  Héroïne

  SkénanÒ

  Cocaïne

  SubutexÒ

  Méthadone

 

 
1000

79

230

534

75

 

 
69,3

7,8

20,1

40,2

6,2

Santé

  VIH +

  HCV +

  HBV +

  

12/478

337/577

97/640

  

2,5

58,4

15,2

 LES PRINCIPALES SUBSTANCES TOXICOMANOGENES

Leurs principaux effets sont résumés dans le tableau 2.

L’héroïne

C’est le principal agent illicite consommé en France (160 000 héroïnomanes en France). La voie d’administration la plus utilisée est la voie IV (80% sur l’ensemble de la France en 1996), mais d’autres voies sont utilisables (orale, inhalation). Cette utilisation de la voie IV est responsable de la forte prévalence des maladies virales (HIV+ : 16%, HCV+ :52%, 85% de HCV+ chez les HIV+) dans cette population. De plus, tuberculose (2%), maladie sexuellement transmissibles (8%), septicémies (5%) et infections veineuses (14%) sont elles aussi plus fréquentes chez ces personnes. L’héroïne se vend par aliquots de 100 mg qui sont le plus souvent « coupés » de 30 à 70%, puis mélangés avec du phénobarbital. Les héroïnomanes consomment de 250 mg à 1 g par jour de ce mélange. Depuis 1996 et la mise en place d’une généralisation de la substitution par le SubutexÒ et la méthadone, le nombre de décès par overdose a été divisé par 4 (336 vs 92). Enfin, les usagers d’héroïne sont le plus souvent des polytoxicomanes et y associent volontiers alcool, BZD (RohypnolÒ), barbituriques voire cocaïne (« speedball », la cocaïne a ici pour but d’antagoniser les effets indésirables des opioïdes) et amphétamines.

 

La cocaïne

Sa consommation est moins bien connue que celle de l'héroïne mais on estime à 400 000 le nombre de consommateur de cocaïne en France. La cocaïne a des effets de courte durée (demi-vie : 30 min) et le patient est asymptomatique 2 heures après la prise. La cocaïne peut être sniffée (100 mg par sniff en général), ingérée voire inhalée. La cocaïne inhalée est préparée en chauffant du chlorhydrate de cocaïne en présence de bicarbonate de sodium, ce qui permet d’obtenir le « crack ». Ce mode d’administration permet une absorption rapide et fugace. Le principal danger du crack est une dépendance d’installation très rapide, entraînant une consommation pluriquotidienne, conduisant à une marginalisation avec criminalité. A l’inverse, les « sniffeurs » sont le plus souvent bien insérés socialement.

 

Le SubutexÒ (buprénorphine)

Ce produit est un agoniste-antagoniste opioïde utilisé normalement en substitution de l’héroïne. Il peut être obtenu sur prescription médicale de n’importe quel médecin, à la différence de la méthadone qui nécessite une prescription d’un centre de substitution agréé. Sa présentation est orale avec des comprimés dosés à 0,4, 2 et 8 mg. La dose maximale quotidienne ne doit pas dépasser 16 mg. En terme d’équivalence d’action, 8 mg de SubutexÒ correspondent à 60 mg de méthadone, à 60 mg de morphine, à 30 mg d’héroïne. Le SubutexÒ fait actuellement l’objet d’un marché parallèle comme le démontre plusieurs études récentes [1]. Les toxicomanes l’utilisent alors par voie IV, ce qui peut générer des abcès, l’excipient des comprimés n’étant pas soluble dans l’eau. Enfin, son association à l’alcool et aux BZD peut provoquer des dépressions respiratoires imprévisibles.

 

Autres produits

Ils sont nombreux. Par argument de fréquence, la codéine (NéocodionÒ) est un des produits les plus utilisés pour ses effets morphinomimétiques (11 millions de boîtes vendues par an). Les benzodiazépines sont souvent utilisés en association aux autres drogues, héroïne notamment. Les amphétamines sont encore utilisés, souvent sous forme d'ecstasy. L'ecstasy (3,4-methylenedioxymetamphetamine) est consommée pour ses effets amphétamine-like (sensation d'augmentation de l'énergie physique et mentale, pas d'effet hallucinatoire). Les risques principaux de l'ecstasy sont l'hyperthermie (>40°C) quelquefois fatale, l'hépatite aiguë, et l'hyponatrémie aiguë.

Le cannabis reste la drogue la plus consommée en France.

PRINCIPALES COMPLICATIONS SOMATIQUES DE LA TOXICOMANIE

 

Elles sont au nombre de 3 : le surdosage (overdose), le sevrage, et les complications liées à la toxicomanie.

Le surdosage

Il peut compliquer toute prise de produit illicite quel qu'il soit et peut entraîner le décès de l'utilisateur. Les surdosages en cocaïne et héroïne étaient responsables en 1999 d'environ 100 décès en France. Les symptômes diffèrent selon la catégorie de produits consommés. Ces symptômes sont résumés dans le tableau 2. Si le surdosage en héroïne pose peu de problème thérapeutique (=traitement d'un surdosage en morphine), certaines précautions doivent être prises : éviter l'utilisation de dose trop importante de naloxone (=sevrage aigu, risque:1,3%), prévenir une hypovolémie par un remplissage, ne pas hésiter à ventiler les patients. Le surdosage en cocaïne pose plus de problème, du fait de complications dose/dépendantes qu'il induit au niveau cardiaque, pulmonaire voire neurologique (tableau 2). Leur traitement est symptomatique.

 

Tableau 2: Signes cliniques d'imprégnation puis de surdosage en substances illicites

Substance

Signes d'imprégnation et de surdosage

Héroïne, SubutexÒ, méthadone, morphine, codéine

 

Euphorie puis baisse de la vigilance jusqu'au coma, myosis serré, dépression respiratoire, hypotension artérielle.

Cocaïne, crack

Tachycardie, mydriase, excitation, sueurs, hypertension puis délire avec hallucinations, labilité tensionnelle, hyperthermie, convulsions, troubles du rythme cardiaque, infarctus, AVC, coma

 

Amphétamine, ecstasy

Euphorie, hyperactivité puis nausées, sueurs puis hyperthermie, rhabdomyolyse, épuisement puis décès. Hépatites toxiques, troubles du rythme cardiaque

 

Benzodiazépines

Baisse de la vigilance puis coma avec dépression respiratoire et hémodynamique

 

LSD

Troubles cognitifs, hallucinations puis états psychotiques aigus, tachycardie, hypertension artérielle

 

Cannabis

Tachycardie, labilité tensionnelle, euphorie. Possibilité d'accès de panique voire de psychose aigue

 Le sevrage

Il peut survenir avec toutes les substances sus-citées à l'exception des hallucinogènes et des solvants ("colle", trichloréthylène) mais est particulièrement marqué pour les morphiniques et les benzodiazépines.

Le sevrage des opiacés (héroïne, morphine, etc…) est très marqué. Il apparaît de 4 (héroïne) à 12 heures (méthadone) après la dernière dose, et est maximal entre la 24ème et la 72ème heure. Il persiste le plus souvent pour disparaître spontanément en 7 à 10 jours. Le sevrage des opiacés ne met pas la vie du toxicomane en danger. Le tableau est caractéristique : anxiété puis bâillements, transpiration, larmoiement, rhinorrhée, puis mydriase, pilo-érection, tremblements, douleurs musculaires, frissons puis fièvre, nausées, agitation, insomnie, HTA puis enfin vomissements, diarrhée. Tous ses signes s'associent au cours des heures.

Le sevrage aux benzodiazépines et barbituriques sont les plus dangereux pour le toxicomane car il peut conduire au décès de celui-ci. Après des signes prémonitoires à type d'anxiété, insomnie, anorexie puis délire, confusion, le tableau évolue vers un état de mal convulsif. Ce syndrome d'abstinence apparaît après un à quelques jours d'abstinence selon la demi-vie du produit utilisé. Ce sevrage est quelquefois difficile a anticiper, les patients ne sachant pas toujours quel produit ils consomment, ni à quelle dose. La polytoxicomanie fréquente des héroïnomanes invite à leur prescrire systématiquement des benzodiazépines lors de leur hospitalisation, en association à la morphine.

Le sevrage du cannabis peut entraîner une anorexie, des nausées, une insomnie, une agitation. Le sevrage de la cocaïne entraîne une fatigue intense avec sommeil prolongé, une faim vorace mais aussi une dépression voire des hallucinations. Ce sevrage ne nécessite pas de traitement particulier mais une prise en charge psychiatrique peut s'avérer nécessaire.

Enfin, la prise concomitante d'alcool étant habituelle,  un delirium tremens peut compliquer le tableau clinique et le diagnostic étiologique de l'état d'agitation du à un sevrage en substances toxicomanogènes.

Les complications liées à la toxicomanie

Les complications infectieuses sont multiples et d'autant plus fréquentes que la voie intraveineuse est utilisée. Les plus usuelles sont virales : HIV, hépatite C, hépatite B mais aussi infection HTLV. Les infections bactériennes sont fréquentes  endocardite, anévrisme mycotique, abcès veineux et cutanés, thrombophlébite septique, fasciite nécrosante, tuberculose, abcès dentaires. Enfin, les infections opportunistes liées au SIDA sont fréquentes chez ses patients à l'hygiène sanitaire et au suivi médical médiocres. Le tétanos n'est pas à exclure, et une scabiose non exceptionnelle.

D'autres complications somatiques liées au produit utilisé peuvent survenir :

Avec l'héroïne : asthme, OAP lésionnel, hépatite, rhabdomyolyse, occlusion intestinale (ingestion de sachets), malnutrition, myélite transverse, neuropathie périphériques, glomérulonéphrite. Des hépatites ont été rapportés après injection de SubutexÒ [2].

Avec la cocaïne : nécrose du septum nasal, angor, infarctus du myocarde, trouble du rythme, hémorragies alvéolaires, bronchiolite oblitérante.

A ces complications, il faut ajouter celles résultant de la malnutrition, de l'alcoolisme et du tabagisme chronique.

 

PRISE EN CHARGE PREOPERATOIRE DU TOXICOMANE

 La chirurgie représente une faible partie des motifs d'accès aux soins des toxicomanes (15%). Rarement réglée, cette chirurgie vise à traiter des abcès, des fractures, des plaies par armes blanches ou par armes à feu, voire des aponévrotomies de décharges sur rhabdomyolyse consécutive à un surdosage. L'obstétrique posent des problèmes particuliers qui seront abordés en fin de chapitre.

L'accueil et l'évaluation préopératoire du toxicomane

L'hospitalisation d'un toxicomane est volontiers considérée comme un événement perturbateur, tant pour l'intéressé que pour l'équipe soignante : il est, à priori, attendu quelques difficultés. Cet à-priori, souvent justifié, induit des conduites rejetantes et des conflits, qui ne peuvent pas tous être évités mais qui, pour partie d'entre eux pourraient être atténués.

La consultation d'anesthésie doit avoir lieu dès que possible afin d'évaluer l'état du patient vis à vis de sa consommation de stupéfiants (surdosage, sevrage, dernière prise, type de produit utilisé) et de mettre en place une thérapie de substitution. Outre le traitement d'un sevrage inévitable durant l'hospitalisation, cette célérité dans la prise en charge permet de rassurer le patient, d'établir un contrat entre le médecin, les infirmières et le patient et de définir les règles que le toxicomane aura à respecter dans la structure hospitalière. Le toxicomane devra accepter de ne pas avoir recours à des substances non prescrites malgré un certain degré d'inconfort physique. En effet, l'interaction entre agents de l'anesthésie générale et la prise immédiatement préopératoire de drogues, de cocaïne notamment, rend la prise en charge périlleuse [3]. Les visites extérieures devront être limitées au strict minimum.

La consultation d'anesthésie devra prendre en compte les spécificités de la toxicomanie du patient en termes de complications potentielles, d'interaction avec les agents anesthésiques et de prise en charge de la douleur pré, per et postopératoire. L'interrogatoire essaiera de faire préciser les produits administrés, les horaires, ainsi que les doses et l'horaire de la dernière prise. On recherchera des antécédents de surdosage, de sevrage et les complications associées à la toxicomanie du patient. L'examen clinique de ces patients souvent jeunes, s'attachera à retrouver un retentissement cardiaque (HTA, tachycardie, insuffisance cardiaque compliquant une nécrose myocardique, souffle tricuspidien en faveur d'une endocardite), pulmonaire (asthme, OAP lésionnel, alvéolite hémorragique), cutané (abcès, veinite, ictère, lésions de grattage, capital veineux), musculaire (rhabdomyolyse récente), neurologique (conscience, penser à l'hématome intracrânien traumatique devant une altération de la vigilance, signes de localisations en faveur d'abcès intracérébral, d'hypoglycémie, troubles périphériques sensitivo-moteurs). Orienté vers les complications de la toxicomanie, on n'oubliera pas de faire préciser les éléments de la consultation d'anesthésie classique : allergie, critères prédictifs d'intubation difficile, horaire du dernier repas, pathologies associées, etc…

Aucun bilan paraclinique n'est obligatoire, cependant, il est recommandé de pratiquer un certain nombre d'examen complémentaire systématique :

- sanguins : ionogramme, créatinine, protides, glycémie, ASAT, ALAT, bilirubine conjuguée et totale, CPK, numération de formule sanguine, plaquettes, hémostase. On pourra proposer des sérologies HIV, HCV et HBV au patient si son statut sérologique est inconnu.

- ECG, radiographie de thorax.

Les dosages de toxiques sanguins et urinaires ne seront réalisés qu'en cas de doute sur les consommations du patient, ou pour éclairer une situation difficile (état d'agitation, convulsions, coma). Dans ces contextes, le scanner cérébral pourra éliminer un abcès ou un hématome, voire une infection opportuniste (toxoplasmose, tuberculose).

Préparation préopératoire : éviter le sevrage

L'hospitalisation en chirurgie n'est pas le lieu pour débuter un sevrage volontaire ou non. Le principe général de cette préparation est d'apporter au minimum la "ration" quotidienne du toxicomane héroïnomane jusqu'à l'intervention, voire un peu plus. Pour les autres substances non opioïdes (cocaïne, amphétamine, ecstasy, LSD, cannabis, solvents), on veillera plutôt à l'absence de prise illicite préopératoire. Deux schémas thérapeutiques différents peuvent être proposés selon que le patient héroïnomane est en cours de sevrage (substitué)(figure 1) ou un héroïnomane actif (figure 2) [4]. En pratique, on poursuivra le traitement substitutif en cas d'ALR et de chirurgie peu ou pas douloureuse en postopératoire. Ceci nécessite une coopération réfléchie et anticipée avec la pharmacie de la structure hospitalière. La durée d'action du SubutexÒ étant longue (36 h), et du fait de son effet antagoniste partiel, on pratiquera volontiers un relais préopératoire par la morphine en cas de chirurgie douloureuse, afin d'éviter une inefficacité per puis postopératoire des morphiniques utilisés. Pour la méthadone, aucune précaution de ce type n'est à prendre. On continuera le traitement par benzodiazépine pris par le patient, en préférant des molécules de longues durées d'action pour éviter un sevrage (exemple : Tranxène 50 mg). En cas de substitution pour un patient en cours de sevrage, au contraire, on évitera l'introduction de benzodiazépine, et on privilégiera une prémédication type hydroxyzine (AtaraxÒ) ou neuroleptique (ThéralèneÒ).

PRISE EN CHARGE PEROPERATOIRE DU TOXICOMANE [5]

Les patients toxicomanes sont des patients à haut risque vis à vis de la contamination par le HIV et le HCV, et sont à risque d'affections opportunistes type tuberculose. De fait, les précautions d'usage devront être prises : port de gants, lunettes (protection vis à vis de l'expectoration), utilisation de robinet à 3 voies comme site d'injection. On utilisera des filtres antibactériens à usage unique en cas d'AG. Enfin, bien que le principe de précaution doivent s'appliquer à tous les patients, la plupart des CLIN s'accordent à recommander de pratiquer les interventions sur les toxicomanes en fin de programme, et de prévoir une désinfection de la salle d'opération et du matériel après usage.

La mise en place de voie veineuse peut être difficile. La pose de voie veineuse centrale sera d'indication large, surtout si on prévoit une reprise retardée de l'alimentation. La place de l'induction sans voie veineuse en utilisant du sévoflurane reste à préciser. En effet, en dehors du patient substitué, bien équilibré sous SubutexÒ, il est bien difficile de prévoir l'état de vacuité de l'estomac, ce d'autant que l'horaire de la dernière cigarette, de la dernière injection voire l'horaire du dernier repas sont souvent difficile à connaître. Dans ce contexte, et ce d'autant que la chirurgie du toxicomane se fait souvent en urgence, l'utilisation d'une séquence rapide peut être justifiée. On prendra d'abord soin d'éliminer une éventuelle contre-indication à la succinylcholine, et notamment une rhabdomyolyse récente (dosage de CPK).

L'utilisation de l'ALR doit être préférée tant que possible. L'accord du patient et l'explication de la technique sont indispensables. Un bilan d'hémostase est souhaitable. En effet, des cas de thrombopénie induites par la cocaïne ont été décrits et une carence en vitamine K n'est pas exceptionnelle [6]. On évitera les produits adrénalinés en cas de prise récente (dans les heures qui précèdent) de cocaïne, afin d'éviter une réaction adrénergique. L'utilisation de cathéter postopératoire permettra de prolonger l'analgésie postopératoire, et de conserver les doses préopératoires de BZD et de morphine-méthadone-SubutexÒ.

En cas d'AG, on utilisera des doses augmentées d'hypnotique (+30%) chez l'héroïnomane par rapport à un patient non héroïnomane. De plus, l'induction enzymatique produit par la prise chronique d'alcool conduit quelquefois à majorer de façon importante les doses d'hypnotiques. Les morphiniques de haute affinité (sufentanil) sont particulièrement bien adaptés. Le rémifentanil ne présente aucun intérêt, voire semble dangereux dans ce contexte. On évitera d'utiliser les agents arythmogènes (halothane) ou à stimulation sympathique (kétamine) chez le cocaïnomane [7]. On évitera chez le toxicomane un réveil trop brutal, générateur d'angoisse et d'agitation. La naloxone est un produit dangereux (sevrage aigu) chez le toxicomane héroïnomane.

PRISE EN CHARGE POSTOPERATOIRE DU TOXICOMANE

La conduite est simple et consiste à traiter la douleur de la chirurgie sans oublier d'y ajouter le traitement du sevrage chez l'héroïnomane. En cas d'ALR, ou de chirurgie peu douloureuse, on continuera le traitement établi en préopératoire, en reprenant le traitement substitutif par méthadone ou SubutexÒ, ou en injectant toutes les 4 heures la dose de morphine (ration de base/6) calculée. Les antalgiques mineurs doivent être utilisés. En cas de chirurgie douloureuse, on réalisera une titration IV (en augmentant les bolus : 5 à 10 mg, le plus souvent) jusqu'à obtention d'une analgésie efficace. Le relais sera pris par voie SC ou IM  sur la base de la dose titrée toutes les 4 heures. Quelques cas d'utilisation de l'ACP ont été rapportés [8]. Cependant on ne saurait recommander ce type d'administration chez l'héroïnomane actif ou en cours de sevrage. Le risque de surdosage volontaire ou non est réel, et enfin, l'image symbolique de l'auto-administration intraveineuse de morphine est tout sauf thérapeutique. La prescription de BZD sera maintenue en cas de prise préopératoire.  Simplicité relative de prescription ne signifie pas absence de surveillance, et ces patients devront être réévalués toutes les 4 heures au minimum par l'infirmière afin de dépister un début de sevrage ou un surdosage.

Dans la grande majorité des cas, la durée d'hospitalisation est courte, du fait du geste chirurgical mais aussi du départ contre avis médical du patient. De fait, la mise en route d'un traitement substitutif est bien illusoire. Cependant, il convient de donner au patient les adresses des structures d'accueil pouvant lui permettre de débuter un sevrage quand il sera motivé.

PRISE EN CHARGE DE LA PARTURIENTE TOXICOMANE

La parturiente toxicomane est une patiente à haut risque de complications maternelles et fœtales. Cette évidence implique que seules les structures habituées à ces prises en charges particulières devraient les assurer.

Les patientes toxicomanes sont à risque de grossesse compliquées (décollement placentaire, hémorragie de la délivrance, placenta praevia, avortement spontané, mort in utero, prééclampsie, HRP). Les règles de prise en charge sont identiques à celles décrites ci-dessus. L'analgésie péridurale est particulièrement indiquée chez ces patientes. Concernant l'anesthésie pour césarienne, il semble que la consommation de cocaïne ne majore pas le risque maternel [9]. Le risque de syndrome de sevrage aux opiacés chez le nouveau-né est de 70%. Son traitement se fait à base de phénobarbital voire d'opiacés. Cette prise en charge nécessite, là encore, des pédiatres habitués à ces prises en charge et une surveillance en unité de néonatalogie. Pour rappel, la majorité des substances toxicomanogènes passe dans le lait maternel.

CONCLUSION

La prise en charge périopératoire d'un patient toxicomane est médicalement et psychologiquement difficile. Une attitude d'écoute sans complaisance, une explication claire du contrat de soin que l'on passe avec lui, l'assurance donnée que l'on préviendra ou que l'on traitera un éventuel syndrome de sevrage, sont les bases essentielles d'une hospitalisation sans trop de souffrance pour le patient et l'équipe soignante. Dans ce contexte, l'aide d'un expert (psychiatre le plus souvent) dans ses prises en charge est appréciable. A défaut de ce type d'aide sur place, une formation d'un ou plusieurs membres de l'équipe soignante est recommandée.