Controverses

Faut-il utiliser un curare pour l’intubation trachéale ?
Le point de vue pour.

 

Benoît Plaud

Département d’anesthésie réanimation chirurgicale, Samu - Caen

Courriel : plaud-b@chu-caen.fr

 

 

S’interroger sur cette question nécessite de préciser le champ d’indication des curares en anesthésie d’une manière globale et les alternatives éventuelles afin d’aboutir à une analyse bénéfice risque de leur utilisation ou non.  L’intubation trachéale est une technique fréquente en anesthésie (1), d’une telle banalité que les praticiens s’interrogent peu ou prou sur sa qualité et son innocuité (2).  Ainsi, la discussion de l’utilisation ou non d’un curare dans cette indication (faciliter l’intubation trachéale) devrait être un thème médical central.  En effet, la qualité des conditions de l’intubation trachéale dépend à la fois du degré de relâchement musculaire et de la profondeur de l’anesthésie.  L’utilisation d’un curare lors de l’induction de l’anesthésie permet l’obtention de bonnes conditions d’intubation en raison de la paralysie des muscles laryngés, de plus les réactions de toux sont supprimées et la ventilation contrôlée est facilitée par la paralysie associée du diaphragme et des muscles intercostaux.  L’éventualité d’accidents anaphylactiques liés aux curares, les effets secondaires, parfois graves du suxaméthonium, la crainte face à une intubation difficile imprévue conduisent les médecins anesthésistes à s’interroger sur l’intérêt de les utiliser lors de l’induction anesthésique alors que le rapport bénéfice – risque de la curarisation est peu analysé. 

1.      Bénéfices médicaux attendus de l’utilisation ou non des curares pour faciliter l’intubation trachéale

Seules des conditions excellentes sont cliniquement acceptables car il existe une relation entre la qualité de l’intubation et l’incidence des lésions laryngées post-intubation. Mencke et coll.  ont démontré cette relation (3).  Deux groupes de 40 patients ont été étudiés après tirage au sort.  L’induction anesthésique était réalisée par l’association propofol (2,5 – 3 mg/kg) et fentanyl (2 – 3 µg/kg).  Les patients recevaient ensuite soit de l’atracurium (0,5 mg/kg) soit du sérum physiologique, en double insu.  L’intubation était effectuée 3 minutes après.  Les conditions d’intubation étaient évaluées au moyen de la grille du consensus international (4).  Le diamètre des sondes d’intubation était standardisé : 8,5 mm pour les hommes et 7,5 mm pour les femmes.  En post-opératoire, la présence d’une dysphonie était recherchée par un investigateur aveugle quant au groupe auquel appartenait le patient.  La dysphonie était classée en 4 grades : 0 = pas de dysphonie ; 1 = dysphonie notée par le patient ; 2 = dysphonie observée par l’investigateur ; 3 = aphonie.  Si la dysphonie persistait après le 3ème jour post-opératoire, un examen quotidien était réalisé.  Les lésions des cordes vocales étaient évaluées par vidéo-laryngo-stromboscopie par un médecin spécialiste indépendant.  L’évaluation était réalisée en préopératoire, puis à J1 et J3 postopératoire.  Le caractère uni (droit ou gauche) ou bilatéral des lésions a été noté.  Les lésions suivantes ont été recherchées : l’épaississement des cordes vocales, l’œdème, l’érythème, l’hématome, le granulome, la dislocation ou la luxation des aryténoïdes.  Les résultats de cette étude sont sans appel.  Après avoir regroupé les données provenant des deux groupes, une relation entre les qualités de l’intubation et la fréquence des lésions des cordes vocales, et également entre les qualités de l’intubation et l’incidence de la dysphonie, a été établie.  Lorsque les cordes vocales étaient fermées, un dysphonie était présente dans 60 % des cas, 32 % si les cordes étaient en position intermédiaires et 21 % lorsqu’elles étaient en abduction (p < 0,02).  En cas de toux soutenue après l’insertion de la sonde d’intubation ou lors du gonflage du ballonnet, 50% des patients présentaient une lésion des cordes vocales, contre 38 % si la toux était modérée, et 11 % en l’absence de toute réaction au passage du tube (p < 0,02). 

1.1.   Analyse des données existantes sur les conditions d’intubation sans ou avec curare

Le tableau 1 résume le pourcentage d’intubation excellente lorsque celle-ci est effectuée sans l’aide de curare.  Différentes associations thérapeutiques ont été testées.  Schématiquement, un hypnotique seul (propofol ou sévoflurane) ne suffit pas pour obtenir une incidence élevée de scores excellents.  Par contre le propofol avec un morphinique (le rémifentanil) entraîne un meilleur résultat pour peu que la séquence d’induction tienne compte des caractéristiques pharmacocinétiques des produits afin de synchroniser leur pics d’action (5). 

1.2.   Analyse des données existantes sur les conditions d’intubation avec curare dépolarisant ou non

Le tableau 2 résume les résultats des études ayant analysé les conditions d’intubation avec le suxaméthonium. Une dose supérieure à 1 mg/kg n’améliore pas le pourcentage des conditions excellentes. De même, une dose plus faible (inférieure à 1 mg/kg) réduit le pourcentage de score excellent. Avec une dose de 1 mg/kg, l’incidence des conditions excellentes est comprise entre 63 et 80 %. Le tableau 3 résume les résultats des études ayant analysé les conditions d’intubation lorsqu’un curare non dépolarisant a été administré (le rapacuronium n’est pas présenté la molécule ayant été retirée du marché). Le score d’intubation excellente varie en fonction de la dose de curares administrée, mais également du protocole d’anesthésie et du délai entre l’administration du curare et le début de la laryngoscopie. Lorsqu’une dose faible de curare non dépolarisant est choisie, le score d’intubation reste inférieur à celui obtenu avec une dose au moins également à deux fois la dose active 95 % mesurée à l’adducteur du pouce (18). Compte tenu de l’extrême variabilité de la vitesse d’installation de l’effet, seul le monitorage de la curarisation lors de l’installation du bloc permet de s’assurer que le bloc complet a été obtenu avant de débuter la laryngoscopie (19).  Au total, les tableaux 1, 2, et 3 montrent que la curarisation a un impact positif sur les conditions d’intubation (une nouvelle fois toutes ces études ont utilisé la même grille de cotation).

2.      Quel curare ?

2.1.   La chirurgie nécessite une curarisation per opératoire

Dans ce contexte, il peut sembler évident que la curarisation améliore les conditions chirurgicales mais peu d’articles ont étudié cet aspect de manière prospective. Pourtant il a été démontré que même pour une chirurgie abdominale sous mésocolique l’utilisation de curare améliorait significativement les conditions per opératoires évaluées par des chirurgiens ne sachant pas si un curare (le vécuronium dans cet essai) était ou non utilisé.  Dans le groupe placebo il était nécessaire dans plus d’un cas sur trois d’administrer dès l’ouverture du péritoine un curare pour permettre le geste chirurgical (20). 

2.2.   La curarisation n’est pas nécessaire pour le geste chirurgical

Si la durée de l’acte chirurgical est inférieure à 90 minutes, l’utilisation d’un curare de durée d’action intermédiaire (vécuronium, atracurium, rocuronium ou cisatracurium) en dose unique lors de l’induction anesthésique est justifiée dans le but proncipal de faciliter l’intubation trachéale.  Le principal intérêt de l’utilisation en dose unique, au-delà de l’intubation, est de réduire l’incidence de la curarisation résiduelle observée en Sspi (salle de surveillance post interventionnelle).  Réduction ne signifie pas disparition et à ce titre il faut souligner que même après l’administration d’une dose unique de curare non dépolarisant de durée d’action intermédiaire le risque de curarisation résiduelle persiste plus de 2 heures après l’injection (21).  Si la chirurgie ne nécessite pas de curarisation per opératoire et dure moins de trente minutes, l’intubation peut par exemple être effectuée avec du mivacurium, curare non dépolarisant ayant la plus courte durée d’action.  Pour les actes de brève durée, le suxaméthonium peut être utilisée chez l’adulte (pas chez l’enfant) pour faciliter l’intubation trachéale comme le souligne la conférence de consensus sur la curarisation.  C’est l’autre indication retenue du suxaméthonium en dehors de l’anesthésie du patient à l’estomac plein.  Cette pratique qui consiste à utiliser le suxaméthonium pour un acte de chirurgie réglée est peu courante en France mais reste largement répandue en Grande Bretagne et en Amérique du Nord même en chirurgie ambulatoire. L’autre avantage du suxaméthonium est la disparition rapide de ses effets curarisants ce qui peut être considéré comme un avantage en cas d’intubation difficile non prévue.

3.      Risques communs liés à l’utilisation d’un curare (dépolarisant ou non)

3.1.   Intubation difficile et curarisation

Dans le cas de l’intubation difficile prévue, la technique de référence reste l’intubation fibroscopique, tout en maintenant la ventilation spontanée. Le choix du curare apparaît en second plan par rapport à l’élaboration d’une stratégie de contrôle et de sécurisation des voies aériennes, en particulier l’oxygénation. Quant à l’intubation difficile non prévue, elle survient dans 0, 5 à 3,5  des cas pour mille anesthésies générales alors que le risque d’une association intubation et ventilation impossible est beaucoup plus rare de l’ordre de 0,001 à 0,2 pour mille anesthésies (22). Cette dernière situation qui peut conduire au décès du patient ou entraîner des séquelles neurologiques irréversibles est évitable, chez un patient à jeun, en s’assurant que le patient est ventilable au masque avant d’administrer le curare, comme le recommande la conférence de consensus sur la curarisation organisée par la SFAR en 1999.  En dehors des patients à l’estomac plein, les curares ne sont ainsi administrés que lorsque le maintien de l’oxygénation est garantie (23, 24). 

3.2.   Risque allergique

En France, les curares restent à l’origine de la majorité des accidents allergiques liés à médiation IgE.  Leur proportion est passée de 81% (665 cas rapportés) dans les années 1984-1989 à 54% (271 cas) lors de la dernière enquête nationale réalisée entre 2001 et 2002 (25) alors même que le nombre d’anesthésie générale comportant un curare a augmenté de manière significative durant la période considérée.  L’enquête épidémiologique « 3 jours d’anesthésie » avait montré que 2,4 millions de patients anesthésiés étaient curarisés par an (1) alors qu’environ 180 cas d’allergie aux curares par an étaient observés à la même époque (25).  En utilisant ces résultats, la fréquence des cas d’allergie aux curares est d’approximativement 1 cas pour 13 300 patients curarisés.  Un des principaux problèmes lors du diagnostic d’accident allergique aux curares reste les critères d’inclusion et le risque de « faux positifs » lors des tests diagnostiques d’allergie aux curares.  En effet les signes cliniques pouvant faire évoquer un accident allergique aux curares ont une spécificité faible.  Que ce soit la baisse tensionnelle, une tachycardie inexpliquée ou un bronchospasme ils peuvent reconnaître d’autre cause (26).  Les tests cutanés sont très fréquemment employés pour confirmer le diagnostic d’accident allergique aux curares mais leur sensibilité reste discuté.  Plusieurs publications récentes ont attiré l’attention sur le risque de faux positifs et la nécessité de standardiser ces tests et d’employer les dilutions adaptées.  Berg et coll. ont démontré que près de 90% de patients considérés comme à risque faible d’allergie pouvait présenter un test cutané positif au rocuronium ou au cisatracurium sans jamais avoir été exposé.  Pour éviter ce risque de faux positif il semble nécessaire de tester le rocuronium avec une dilution à 10-3, la majorité des équipes ayant employé jusqu’à maintenant pour le diagnostic d’allergie des solutions pures ou diluées à 10-2 (27). De même les prick tests réalisés, dans la grande majorité des centres, sans dilution du curare pourraient exposer à un risque de faux positifs d’où la nécessité à nouveau de diluer les solutions (28). Une récente étude française n’a retrouvé de concordance entre les tests cutanés et les dosages d’IgE spécifiques aux curares que dans un cas sur deux (29). Mais le risque allergique est une réalité de la pratique anesthésique et la France dispose à ce titre d’un réseau épidémiologique ayant un recul de plus de 20 ans d’enquête.  Il est possible que pour ce qui concerne les curares leur fréquence soit mal estimée en raison d’une part de la rareté de l’événement amis également du risque de faux positifs lors du diagnostic clinique et para clinique (tests cutanés notamment).  La faible incidence des accidents graves au décours de l’administration de curare a été indirectement confirmée par les premiers résultats disponibles de l’enquête française sur la mortalité anesthésique qui retrouvait sur les 53 décès imputables exclusivement à l’anesthésie 4 cas liés à un accident allergique tous produits confondus (antibiotiques, curares, latex, etc.) alors que la mortalité liée à des problèmes d’inhalation (induction en séquence rapide), de gestion des pertes sanguines (orthopédie, obstétrique) ou d’hypotension (après rachianesthésie notamment) était plus élevée (30).  

3.3.   Risques spécifiques liés au suxaméthonium

Il importe de différencier les effets secondaires habituels et peu graves au suxaméthonium des complications beaucoup plus rares mais souvent imprévisibles.

3.3.1.      Effets secondaires fréquents et bénins

Une augmentation du tonus des masséters peut être observée après l’administration du suxaméthonium. Il se définit comme une rigidité des muscles masséters pouvant gêner l’intubation alors que les autres muscles sont relâchés. Cette réaction a été longtemps considérée comme un signe précurseur de l’hyperthermie maligne. Si un trismus existe lors de la crise d’hyperthermie maligne, cette augmentation de tonus des masséters ne signifie pas l’apparition d’une hyperthermie maligne. Par contre sa survenue doit attirer l’attention du médecin anesthésiste et impose obligatoirement la recherche des autres signes d’hyperthermie maligne (hypercapnie, tachycardie, acidose métabolique).  Le suxaméthonium en stimulant les récepteurs muscariniques peut entraîner des bradycardies.  Elles sont plus fréquentes chez l’enfant et sont prévenues par l’administration préalable d’atropine. La survenue d’une tachycardie après administration de suxaméthonium peut avoir plusieurs origines telles la stimulation des récepteurs nicotiniques ganglionnaires des voies sympathiques et à l’augmentation de la libération de noradrénaline.  Une augmentation de la pression oculaire, comprise entre 5 et 10 mm de mercure est habituelle. Elle est d’autant plus importante que l’anesthésie est légère et maximale durant la laryngoscopie et l’intubation. Cet effet dure 5 à 6 minutes et doit être mis en balance avec les conséquences de la toux sur la pression intra oculaire en cas d’anesthésie insuffisante lors de l’intubation.  L’augmentation de la pression intra gastrique ne s’accompagne pas d’une majoration du risque d’inhalation car dans le même temps la pression du sphincter inférieur de l’œsophage augmente au moins dans les mêmes proportions que la pression intra gastrique.

3.3.2.      Accidents graves

Le suxaméthonium étant hydrolysé par les butirylcholinestérases (pseudocholinestérases) plasmatiques, un déficit acquis ou congénital peut entraîner une curarisation prolongée (à ne pas confondre avec une curarisation résiduelle) car seule la butirylcholinestérase est capable d’estérifier le suxaméthonium.  En cas d’anomalie congénitale homozygote la durée d’action du suxaméthonium est très allongée. Un bolus de 1 mg/kg peut entraîner une paralysie complète d’une quarantaine de minutes, l’adducteur du pouce récupérant une force musculaire normale en 90 à 180 minutes. En cas de survenue d’une curarisation prolongée, le traitement nécessite la poursuite de la ventilation contrôlée et la sédation avec des agents intraveineux jusqu’à la récupération d’une fonction musculaire normale.  Il existe un risque majeure d’hyperkaliémie en cas d’atteinte neurologique centrale (paraplégie, hémiplégie), périphérique, de brûlures étendues récentes, d’atteintes musculaires importantes, d’immobilisation prolongée ou de tétanos. Ces situations contre indiquent formellement l’utilisation de suxaméthonium.  L’hyperthermie maligne est une complication exceptionnelle de l’anesthésie, sa fréquence étant comprise entre 1/60 000 (en tenant compte uniquement des inductions halothane – suxaméthonium) à 1/250 000 (forme fulminante) anesthésies (31).  Elle est induite par l’exposition à des agents halogénés associés ou non au suxaméthonium.  Plutôt qu’une hyperthermie maligne vraie, il semblerait que le suxaméthonium puisse déclencher chez des patients porteurs de maladie neuromusculaires (dystrophie musculaire de Duchenne Boulogne, myotonies) des complications non spécifiques liées à l’atteinte musculaire pré-existante. Il peut s’agir selon les patients d’hyperkaliémie, de tachycardie ou de fibrillation ventriculaire, d’hyperthermie, de contractures musculaires ou de rhabdomyolyse, une élévation sérique des CPK étant très fréquemment associée.

3.4.                    Risque spécifique aux curares non dépolarisants : la curarisation résiduelle

Après l’administration d’une dose unique de curare non dépolarisant de durée d’action intermédiaire (égale à 2 fois la DA95) pour faciliter l’intubation trachéale, l’incidence de la curarisation résiduelle (définit par un train de quatre supérieur à 90 %) était de 45 % à l’admission en Sspi (21). Sur les 526 patients étudiés, 238 ont été admis en SSPI plus de deux heures après l’administration du curare. Dans ce collectif de patients, 37 % avaient encore un train de quatre inférieur à 90 %. En d’autres termes, un délai supérieur à deux heures entre l’injection d’un curare pour l’intubation et la fin de la chirurgie ne permet pas de garantir l’absence d’un certain degré de curarisation résiduelle en Sspi. Ces données plaident d’elles-mêmes pour le monitorage systématique de la curarisation, même en cas d’injection d’une dose unique de curare de durée d’action intermédiaire (32) et pour le recours à l’antagonisation en fin d’intervention, mais avant l’extubation.  A ce propos, un travail récent sur l’épidémiologie de la mortalité en anesthésie a démontré que l’absence d’utilisation de décurarisation pharmacologique en cas de curarisation résiduelle était un facteur indépendant de surmortalité ou de coma grave (10 fois plus élevée en son absence) dans les 24 premières postopératoires (33).

4.      Risques liés à un protocole d’intubation sans curare

Les conditions d’intubations obtenues en l’absence de curare n’étant pas toujours satisfaisantes (tableau 1), de nombreux auteurs ont tenté d’améliorer les résultats en augmentant les doses d’hypnotiques et de morphiniques (principalement le rémifentanil).  L’analyse de ces données met notamment en évidence les effets potentiellement dangereux de ces associations thérapeutiques, à savoir les effets hémodynamiques et la durée d’apnée.

4.1.   Effets hémodynamiques de l’association propofol-rémifentanil.

La baisse de la pression artérielle et de la fréquence cardiaque sont directement dépendantes de la dose de rémifentanil. Ainsi sur un collectif de 20 patients recevant 5 à 7 mg/kg de thiopental avec 1,25 µg/kg de rémifentanil sur une période de 30 secondes, la pression artérielle moyenne a diminué en dessous de 90 mmHg pour 7 patients (34). Dans une autre étude, l’intubation sans curare était réalisée après l’administration de propofol (2 mg/kg) et rémifentanil en bolus à la dose de 2 ou 4 µg/kg et était comparée à un groupe de patient recevant du propofol et du suxaméthonium (35). Alors que la pression artérielle moyenne ne diminuait que de 8 % chez les patients recevant du suxaméthonium (par rapport à la valeur avant induction), la baisse de la pression atteignait 21 % et 28 % après 2 et 4 µg/kg respectivement. Quant à la fréquence cardiaque, elle augmentait de 15 % après suxaméthonium et diminuait de 14 % et 19 %. Et même chez un des patients ayant reçu la dose de rémifentanil la plus élevée, une bradycardie inférieure à 35 /min a été observée. L’ordre d’administration du propofol et du rémifentanil semble influencer l’importance des effets hémodynamiques (5). Lorsque le propofol (2,5 mg/kg) était injecté 30 secondes avant le rémifentanil (1 µg/kg en bolus de 30 secondes), la baisse maximale de la pression artérielle moyenne était de – 29% contre – 40 % lorsque le rémifentanil précédait le propofol (les deux médicaments administrés aux même doses et à la même vitesse – bolus de 30 secondes) (5). Enfin, les effets hémodynamiques de l’association propofol-rémifentanil pourrait être minimisés par l’utilisation de la technique d’anesthésie à objectif de concentration. Une étude récente a évalué la sévérité de l’hypotension artérielle et de la bradycardie lorsque le propofol (cible cérébrale = 3,5 µg/ml) était injecté avec du rémifentanil en AIVOC (cible plasmatique 5, 10 ou 15 ng/ml) (36). Après l’induction, la pression artérielle moyenne était égale à 62 ± 9 mmHg chez les patients ayant reçu la plus forte concentration de rémifentanil (moyenne ± ET), alors qu’elle était de 68 ± 8 et 74 ± 17 mmHg avec une concentration de 10 et 5 ng/ml de rémifentanil respectivement. De la même manière, la fréquence cardiaque était de 55 ± 10 ; 61 ± 10 et 66 ± 15 sous rémifentanil 15, 10 et 5 ng/ml respectivement. Il faut cependant souligner que ces différentes études n’avaient inclus que des patients ASA I ou II. Si de telles altérations hémodynamiques ont sans doute peu de conséquence chez des patients en bon état général (classe ASA I ou II), rien ne permet de conclure sur une hypothétique innocuité chez des patients de classe ASA III ou IV.

4.2.   Durée d’apnée

Lorsque de fortes doses de rémifentanil sont associées au propofol pour améliorer les conditions d’intubation, la durée d’apnée (défini par le délai entre la fin de l’injection de propofol et la reprise d’une ventilation spontanée) est plus longue que celle observée avec l’association propofol –suxaméthonium (35) : 6,0 ± 0,9 minutes contre 9,3 ± 2,6 et 12,8 ± 2,9 minutes après 2 et 4 µg/kg de rémifentanil respectivement (moyenne ± ET). En d’autres termes la durée d’apnée est suffisamment longue pour entraîner une désaturation en cas d’intubation difficile imprévue, même en utilisant une séquence ne comportant qu’un hypnotique et du suxaméthonium (37).

4.3.   Anesthésie locale pharyngo-laryngée

Certains auteurs proposent d’utiliser en complément de l’anesthésie générale une anesthésie locale de glotte soit par un bloc laryngé, soit par une pulvérisation de lidocaïne.  Dans les deux cas, outre l’absence de données sur l’amélioration des scores d’intubation (24), ces techniques exposent à une incompétence du carrefour pharyngo-laryngée dont la durée est mal estimée, notamment en cas d’acte de courte durée (< 60 min) qui représente la majorité des cas selon les données de l’enquête trois jours (1).

5.      Conclusion

La question posée initialement : « La curarisation est-elle nécessaire pour faciliter l’intubation trachéale ? » s’intègre plus globalement dans une stratégie médicale consistant à évaluer les risques et les bénéfices de l’utilisation ou non des curares dans leurs indications princeps à savoir faciliter l’intubation trachéale et/ou faciliter le bon déroulement du geste opératoire.  Les éléments de réponses, basés sur les données acquises de la science et les recommandations de médecine factuelle sont les suivants. 

·        Pour obtenir de bonnes conditions d’intubation, il faut donner une dose suffisante (égale voire supérieure à 2 fois la DA95 à l’adducteur du pouce) de curare non dépolarisant et surveiller l’installation de la curarisation à l’aide d’un stimulateur de nerf.

·        L’utilisation des curares en général expose au risque allergique qui est connu et documenté.  Ce risque est faible et le diagnostic (clinique et para clinique) de certitude est un sujet de débat.  L’échelle de risque d’occurrence de cet évènement se situe actuellement à un niveau 10-4.  L’éventualité d’un risque accru d’allergie avec le rocuronium a été à ce jour uniquement rapporté en Norvège puis en France.

·        L’utilisation des curares non dépolarisants expose au risque spécifique de curarisation résiduelle.  Ce risque est très fréquent, connu et documenté.  Son diagnostic est simple (monitorage instrumental de la curarisation) et son traitement codifié (néostigmine et atropine 10 minutes avant l’extubation).

·        L’utilisation du suxaméthonium présente des risques spécifiques graves mais exceptionnels dont la connaissance est impérative afin d’en respecter les contre-indications d’emploi.

·        L’intubation sans curare entraîne une baisse marquée et cliniquement significative de la pression artérielle et une durée d’apnée plus longue en comparaison avec un protocole hypnotique -suxaméthonium.

·        L’utilisation d’un curare non dépolarisant facilite le bon déroulement du geste chirurgical lorsque celui-ci nécessite une curarisation.  Dans la plupart des cas le curare utilisé pour l’intubation est conservé pour l’entretien de la curarisation (sauf en cas d’utilisation de suxaméthonium).

Ainsi, le choix de telle ou telle stratégie doit faire l’objet d’un raisonnement au cas par cas, en optant pour celle ayant le rapport bénéfice/risque le plus élevé.  Le débat ne peut plus se réduire à une position catégorique et définitive contre-productive (j’utilise toujours un curare où je n’utilise jamais de curare), pour laisser la place à un raisonnement médical argumenté sur des données factuelles, nombreuses dans ce domaine. 


 

6.      Références

1.      Maktabi MA, Smith RB, Todd MM.  Is routine endotracheal intubation as safe as we think or wish? Anesthesiology. 2003;99:247-8.

2.      Clergue F, Auroy Y, Pequignot F, Jougla E, Lienhart A, Laxenaire MC. French survey of anesthesia in 1996. Anesthesiology. 1999;91:1509-20.

3.      Mencke T, Echternach M, Kleinschmidt S, Lux P, Barth V, Plinkert P, Fuchs-Buder T: Laryngeal morbidity and quality of tracheal intubation : a randomized controlled trial. Anesthesiology 2003; 98: 1049-56

4.      Viby-Mogensen J, Engbaek J, Eriksson LI, Gramstad L, Jensen E, Jensen FS, Koscielniak-Nielsen Z, Skovgaard LT, Ostergaard D. Good clinical research practice (GCRP) in pharmacodynamic studies of neuromuscular blocking agents. Acta Anaesthesiol Scand 1996;40:59-74.

5.      Trabold F, Casetta M, Duranteau J, Albaladejo P, Mazoit JX, Samii K, Benhamou D, Stibon P. Propofol and remifentanil for intubation without muscle relaxant: the effect of the order of injection. Acta Anaesthesiol Scand 2004;48:35-9

6.      Naguib M, Samarkandi A, Riad W, Alharby S. Optimal dose of succinylcholine revisited. Anesthesiology 2003, 99: 1045-9.

7.      Kopman AF, Klewicka MM, Neuman GG. Reexamined: recommended endotracheal intubating dose for nondepolarizing neuromuscular blockers of rapid onset. Anesth Analg 2001, 93: 954-9.

8.      Schlaich N, Mertzlufft F, Soltész S, Fuchs-Buder T. Remifentanil and propofol without muscle relaxants or different doses of rocuronium for tracheal intubation in outpatient anaesthesia. Acta Anaesthesiol Scand 2000, 44: 720-6.

9.      Kiekegaard-Nielsen H, Caldwell JE, Berry PD. Rapid tracheal intubation with rocuronium. Anesthesiology 1999, 91: 131-6.

10.  Thwaites AJ, Edmends S, Tomlinson AA, Kendall JB, Smith I. Double-blinded comparison of sevoflurane vs propofol and succinylcholine for tracheal intubation in children. Br J Anaesth 1999, 83: 410-4.

11.  Baillard C, Adnet F, Borron SW, Racine SX, Ait Kaci F, Fournier JL, Larmignat P, Cupa M, Samama CM.  Tracheal intubation in routine practice with and without muscular relaxation: an observational study.  Eur J Anaesthesiol. 2005;22:672-7.

12.  Abouleish EI, Abboud TS, Bikhazi G, Kenaan CA, Mroz L, Zhu J, Lee J. Rapacuronium for modified rapid sequence induction in elective caesarean section: neuromuscular blocking effects and safety compared with succinylcholine, and placenta transfer. Br J Anaesth 1999, 83: 862-7.

13.  Andrews JI, Kumar N, Van Den Brom RHG, Olkkola KT, Roest GJ, Wright PMC. A large simple randomised trial of rocuronium versus succinylcholine in rapid-sequence induction of anaesthesia along with propofol. Acta Anaesthesiol Scand 1999, 43: 4-8.

14.  Sparr HJ, Mellinghoff H, Blobner M, Nöldge-Schomburg G. Comparison of intubating conditions after rapacuronium (ORG 9487) and succinylcholine following rapid sequence induction in adult patients. Br J Anaesth 1999, 82: 537-41.

15.  Blobner M, Mirakhur RK, Wierda JMKH, Wright PMC, Olkkola KT, Debaene B, Pendeville P, Engbaek J, Rietbergen H, Sparr HJ. Rapacuronium 2.0 and 2.5 mg.kg-1 for rapid sequence induction: comparison with succinylcholine 1.0 mg.kg-1. Br J Anaesth 2000, 85: 724-31.

16.  Fleming NW, Chung F, Glass PSA, Kitts JB, Kirkegaard-Nielsen H, Gronert GA, Chan V, Gan TJ, Cicutti N, Caldwell JE. Comparison of the intubation conditions provided by rapacuronium (ORG 9487) or succinylcholine in humans during anesthesia with fentanyl and propofol. Anesthesiology 1999, 91: 1311-7.

17.  McCourt KC, Salmala L, Mirakhur RK, Carroll M, Mâkinen MT, Kansanaho M, Kerr C, Roest GJ, Olkkola KT. Comparison of rocuronium and suxamethonium for use during rapid sequence induction of anaesthesia. Anaesthesia 1998, 53: 867-71.

18.  Debaene B, Beaussier M, Meistelman C, Donati F, Lienhart A. Monitoring the onset of neuromuscular block at the orbicularis oculi can predict good intubating conditions during atracurium induced neuromuscular block. Anesth Analg 1995, 80, 360-3.

19.  Lecorre F, Plaud B, Benhamou E, Debaene B. Visual estimation of onset time at the orbicularis oculi after five muscle relaxants: application to clinical monitoring of tracheal intubation. Anesth Analg 1999, 89 : 1305-10.

20.  King M, Sujirattanawimol N, Danielson DR, Hall BA, Schroeder DR, Warner DO: Requirements for muscle relaxants during radical retropubic prostatectomy. Anesthesiology 2000; 93: 1392-7

21.  Debaene B, Plaud B, Dilly MP, Donati F. Residual paralysis in the PACU after a single intubating dose of nondepolarizing muscle relaxant with an intermediate duration of action. Anesthesiology 2003, 98: 1042-8.

22.  Benumof JL: Management of the difficult adult airway. With special emphasis on awake tracheal intubation. Anesthesiology 1991; 75: 1087-110.

23.  Indications de la curarisation en anesthésie. Ann Fr Anesth Réanim 2000;19:345-51

24.  Molliex S, Berset JC, Billard V, Bunouf E, Delort-Laval S, Frering B, Freysz M, Laccourreyre O, Lugrin D, Mustaki JP, Penon C, Sztark F, Tueux O: Prise en charge des voies aériennes en anesthésie adulte à l'exception de l'intubation difficile. annales françaises d'Anesthésie et de Réanimation 2003; 22: 745-9

25.  Mertes PM, Laxenaire MC, les membres du GERAP. Épidémiologie des réactions anaphylactiques et anaphylactoïdes peranesthésiques en France.  Septième enquête multicentrique (Janvier 2001–Décembre 2002).  Ann Fr Anesth Réanim 2004;23:1133–43

26.  Jacobsen J, Lindekaer AL, Ostergaard HT, Nielsen K, Ostergaard D, Laub M, Jensen PF, Johannessen N.  Management of anaphylactic shock evaluated using a full-scale anaesthesia simulator. Acta Anaesthesiol Scand 2001;45:315-9

27.  Berg CM, Heier T, Wilhelmsen V, Florvaag E: Rocuronium and cisatracurium-positive skin tests in non-allergic volunteers: determination of drug concentration thresholds using a dilution titration technique. Acta Anaesthesiologica Scandinavica 2003; 47: 576-82

28.  Dhonneur G, Combes X, Chassard D, Merle JC: Skin sensitivity to rocuronium and vecuronium: a randomized controlled prick-testing study in healthy volunteers. Anesthesia Analgesia 2004; 98: 986-9

29.  Karila C, Brunet-Langot D, Labbez F, Jacqmarcq O, Ponvert C, Paupe J, Scheinmann P, de Blic J: Anaphylaxis during anesthesia: results of a 12-year survey at a French pediatric center. Allergy 2005; 60: 828-34

30.  Lienhart A, Auroy Y, Péquinot F, Benhamou D, Jougla E: Premières leçons de l'enquête "mortalité" Sfar - Inserm, Conférences d'actualisation 2003, 45ème Congrès national d'anesthésie et de réanimation Edition. Paris, Elsevier, 2004, pp 203-18

31.  Dépret T, Krivosic-Horber R.  Hyperthermie maligne: nouveautés diagnostiques et cliniques.  Ann Fr Anesth Réanim 2001 ;20 :838-52.

32.  Eriksson LI. Evidence-based practice and neuromuscular monitoring: It’s time for routine quantitative assessment (editorial). Anesthesiology 2003, 98: 1037-9.

33.  Arbous MS, Meursing AE, van Kleef JW, de Lange JJ, Spoormans HH, Touw P, Werner FM, Grobbee DE.  Impact of anesthesia management characteristics on severe morbidity and mortality. Anesthesiology. 2005;102:257-68

34.  O’Hare R, McAtamney D, Mirkhur RK, Hughes D, Carabine U. Bolus dose remifentanil for control of heamodynamic response to tracheal intubation during rapid sequence induction of anesthesia. Br J Anaesth 1999, 82: 283-5.

35.  McNeil IA, Culbert B, Russell I. Comparison of intubating conditions following propofol and succinylcholine with propofol and remifentanil 2 µg.kg-1 or 4 µg.kg-1. Br J Anaesth 2000, 85: 623-5.

36.  Leone M, Rousseau S, Avidan M, Delmas A, Viviand X, Guyot L, Martin C. Target concentrations of remifentanil with propofol to blunt coughing during intubation, cuff inflation, and tracheal suctioning. Br J Anaesth 2004, 93: 660-3.

37.  Heier T, Feiner JR, Lin J, Brown R, Caldwell JE. Hemoglobin desaturation after succinylcholine-induced apnea: a study of the recovery of spontaneous ventilation in healthy volunteers. Anesthesiology 2001, 94: 754-9.


 

Tableau 1 : conditions d’intubation excellente obtenue en l’absence de curare

 

Référence

Nombre de patients

Hypnotique et/ou morphinique

% de conditions excellentes

(3)

36

F (2-3 µg/kg) + P (2,5-3 mg/kg)

5

(5)

15

P(2,5 mg/kg) + R (1 µg/kg)

73

(5)

15

R (1 µg/kg) + P(2,5 mg/kg)

46

(6)

50

P (2 mg/kg)

12

(7)

10

A (12,5 µg/kg) + P (2 mg/kg)

10

(8)

30

R (0,5 µg/kg/min) + P (2 mg/kg)

6

(9)

20

F (2 mg/kg) + P (2 mg/kg)

15

(10)

31

Sévoflurane (8 %) + N2O (66%)

55

(11)

419

S (0,25 µg/kg) + P (3,6 mg/kg) + M (0,03 mg/kg) + L (1,8 mg/kg en topique)

72

 

A = alfentanil ; F = fentanyl ; L = lidocaïne; M = midazolam ; P = propofol ; R = rémifentanil

Tableau 2 : conditions d’intubation excellentes obtenues avec le suxaméthonium

 

Référence

Nombre de patients

Dose (mg/kg)

% de conditions excellentes

(6)

50

1

80

(6)

50

0,5

58

(6)

50

0,3

51

(12)

22

1,5

73

(13)

139

1

74

(14)

156

1

73,1

(15)

184

1

62,5

(16)

112

1

66

(17)

127

1

80

 

Tableau 3 : conditions d’intubation excellentes obtenues avec un curare non dépolarisant

 

Référence

Nombre de patients

Curare

Dose (mg/kg)

% de conditions excellentes

(3)

37

atracurium

0,5

43

(7)

30

rocuronium

0,5

83

(8)

30

rocuronium

0,6

86

(11)

193

atracurium

0,5

87

(13)

48

rocuronium

0,6

40

(10)

133

rocuronium

1,0

66

(17)

57

rocuronium

0,6

28

(17)

130

rocuronium

1,0

80