MONITORAGE DE LA VOLEMIE

Benoît Tavernier
Département d'anesthésie réanimation chirurgicale 2, Hôpital Claude Huriez, CHRU de Lille

            La volémie, ou masse sanguine totale, est un des facteurs essentiels de l'équilibre hémodynamique de l'organisme. Elle représente environ 7 % du poids du corps, soit cinq litres chez l'adulte. Les artères systémiques ne contiennent que 12 à 14 % de la volémie alors que le système veineux (hors circulation pulmonaire) en contient 60 à 70 % [1]. L'intérêt de la mesure de la volémie tient au fait qu'elle est un déterminant majeur du retour veineux vers le cœur, donc du débit cardiaque, et, in fine, de la fourniture aux  tissus de l'oxygène. En pratique, le monitorage de la volémie est donc le plus souvent assimilé à celui de la précharge ventriculaire, déterminant du débit cardiaque. Cependant, volume sanguin total et retour veineux évoluent de façon dissociée sous l'influence d'autres déterminants du retour veineux. Ainsi, l'augmentation de la capacitance veineuse entraîne une hypovolémie "relative" (induction de l'anesthésie générale ou péridurale, anaphylaxie, choc septique). A l'inverse, l'hypovolémie absolue, au moins chez le patient éveillé, est accompagnée d'une vasoconstriction prédominant dans le territoire splanchnique qui vise à maintenir le retour veineux à sa valeur initiale. En pratique, plus que la valeur absolue de la volémie, ce qui intéresse habituellement le médecin face à une situation hémodynamique donnée est de savoir quelle sera la "réponse", en terme de débit cardiaque, à une intervention thérapeutique susceptible de modifier la précharge cardiaque (expansion volémique, modifications des réglages de la ventilation mécanique par exemple).

            Les signes cliniques (dont la pression artérielle, la fréquence cardiaque, la diurèse), en dehors de situations évidentes, manquent de sensibilité comme de spécificité, que ce soit pour le diagnostic d'hypovolémie ou pour la conduite d'un traitement visant à modifier la volémie [2,3]. La prise en charge de nombreux patients en instabilité hémodynamique nécessite donc de recourir aux investigations paracliniques. Les plus classiques sont obtenus par l'exploration hémodynamique invasive. La mesure de la pression veineuse centrale (PVC) reflète la pression télédiastolique du ventricule droit (VD), la pression artérielle pulmonaire d'occlusion (PAPO) reflète la pression télédiastolique du ventricule gauche (VG). De nombreux travaux et mises au point dans la littérature ont souligné le manque de fiabilité de ces deux paramètres pour estimer correctement la précharge ventriculaire et prédire la réponse au remplissage vasculaire [4-7]. Il n'en reste pas moins que des valeurs basses sont associées à l'hypovolémie et que les valeurs augmentent en réponse au remplissage. De plus, le cathéter de Swan-Ganz, nécessaire à la mesure de la PAPO, permet aussi la mesure du débit cardiaque, paramètre que l'on cherche à modifier en intervenant sur la volémie d'un patient. De plus, la PAPO permet d'estimer le retentissement de l'interaction volémie-fonction ventriculaire gauche sur la circulation pulmonaire d'amont, et donc le risque d'œdème pulmonaire [6]. Certains cathéters artériels pulmonaires permettent de mesurer le volume télédiastolique du ventricule droit (VTDVD). Plusieurs études ont montré que le VTDVD prédisait la réponse du débit cardiaque au remplissage vasculaire mieux que la PVC et la PAPO [revue in 8]. Cependant, les résultats obtenus restent insuffisants pour utiliser de façon fiable le VTDVD dans cette indication.

            Le caractère invasif et le manque de fiabilité des mesures de pression pour l'estimation de la précharge ventriculaire, en particulier du ventricule gauche, ont amené à proposer la mesure directe des dimensions ventriculaires par échocardiographie transoesophagienne (ETO). La mesure de la surface télédiastolique du VG (STDVG) en incidence transgastrique (dite coupe "petit axe" du VG, passant par les piliers de la valve mitrale) a ainsi été proposée comme étant le "gold standard" de l'évaluation de la précharge ventriculaire gauche en clinique [9,10]. La STDVG varie très précocement lors de modifications induites de la volémie (hémorragie et remplissage) [11,12]. Cependant, en dehors des contraintes de matériel et d'opérateur qui lui sont inhérentes, plusieurs travaux récents ont montré que la valeur de la STDVG ne prédisait pas de façon fiable la réponse du débit cardiaque au remplissage vasculaire [7,13]. En effet, le volume télédiastolique "optimal" des cavités cardiaques (c'est-à-dire celui qui permettra le débit cardiaque le plus élevé à un moment donné) varie d'un patient à l'autre et d'un moment à l'autre, ne permettant pas de définir une dimension-seuil pour une population de patients [13].

            Chez les patients sous ventilation mécanique, la ventilation en pression positive induit des variations cycliques des conditions de charge des deux ventricules. Celles-ci entraînent des variations du volume d'éjection systolique qui, elles-mêmes, se traduisent par des variations de la pression artérielle cycliques, rythmées par la ventilation. Il a été montré expérimentalement puis en clinique que l'amplitude des variations de la pression artérielle systolique (VPAS) induites par la ventilation mécanique était un indice fiable de la précharge ventriculaire gauche [14-16]. La réalisation d'une pause télé-expiratoire permet d'obtenir une stabilisation de la PAS qui permet alors de décomposer la VPAS en une composante positive (dite "delta up") et une composante négative (dite "delta down") [14]. Au cours du choc septique, il a ainsi été montré qu'un "delta down" supérieur à 5 mmHg prédisait une augmentation du volume d'éjection systolique de plus de 15 % en réponse au remplissage vasculaire dans 90 % des cas, et qu'une valeur inférieure était associée à l'absence d'augmentation du débit cardiaque en réponse au remplissage [7]. Dans ce travail, ni la PAPO (obtenue par sonde de Swan-Ganz), ni la STDVG (obtenue par ETO) ne permettaient d'obtenir une telle précision. Récemment, un autre indice prenant en compte la VPAS et la variation de la pression artérielle diastolique a été évalué avec succès, mais l'on ne sait pas actuellement s'il est plus performant que les indices précédemment décrits [17]. Ainsi, ces paramètres dérivés de l'interaction circulation-ventilation semblent être actuellement les plus fiables pour prédire la réponse au remplissage en terme de débit cardiaque chez un malade ventilé. La présence de VPAS marquées traduit une précharge-dépendance biventriculaire, informant que le débit cardiaque du patient est remplissage-dépendant et donc qu'il s'élèverait si une expansion volémique était effectuée. A l'inverse, l'absence d'une telle variation indique qu'au moins un des deux ventricules est précharge-indépendant, que donc le débit cardiaque est remplissage-indépendant, c'est-à-dire qu'il ne s'élèverait pas si une expansion volémique était effectuée [18]. La quasi-disparition du "delta down" associée à une augmentation du "delta up" indique probablement un certain degré "d'hypervolémie", mais l'intérêt de cette notion reste à valider en clinique.

            La mesure de la VPAS nécessitant une mesure invasive de la pression artérielle, le même type d'approche a été évalué à partir de la courbe de l'oxymètre de pouls. Malgré des résultats initiaux favorables [19], il est probable que cette approche perde toute fiabilité dans de nombreuses situations cliniques et ne peut être recommandée actuellement.

            Le monitorage continu du débit cardiaque par analyse du contour de l'onde de pression artérielle est calibré par thermodilution dont l'injection utilise un cathéter veineux central et la mesure un cathéter artériel inséré au niveau fémoral (thermodilution "transpulmonaire"). Le moniteur fournit également des valeurs de "volume télédiastolique global", de volume sanguin intrathoracique et d'eau pulmonaire extravasculaire. Ces paramètres sont en fait calculés par l'appareil à partir de la valeur du débit cardiaque et de l'analyse de la morphologie de la courbe de thermodilution. Si plusieurs études ont trouvé une bonne corrélation entre ce volume télédiastolique global et le débit cardiaque au cours de modifications induites de la volémie [20,21], cet indice de précharge reste cependant à valider dans des conditions cliniques plus complexes et par rapport à une mesure de débit cardiaque indépendante de celle utilisée pour calculer l'indice lui-même.

 

            Les critères métaboliques (paramètres globaux d'oxygénation, lactatémie, voire tonométrie gastrique), s'ils peuvent permettre d'approcher l'adéquation du transport en oxygène à la demande, ne renseignent pas directement sur la responsabilité de la volémie ou du retour veineux dans une situation de défaillance circulatoire.

 

            La mesure directe de la volémie comporte l'injection d'un radio-isotope (albumine marquée) ou de colorants dont certains sont d'élimination longue, ne permettant pas de mesures répétées à court terme. De plus, elle nécessite des prélèvements sanguins répétés, ce qui explique qu'elle n'est pas apparue dans l'arsenal des paramètres de monitorage proposés aux cliniciens. Sa mesure itérative a pourtant été mise au point. Elle comporte l'injection de vert d'indocyanine, dont l'élimination hépatique est rapide (permettant une mesure toutes les 20 à 30 minutes quand la fonction hépatique est normale). La décroissance de la concentration sanguine du colorant peut être estimée à partir d'un cathéter artériel à fibres optiques (et alors couplé à la thermodilution "transpulmonaire") ou, de façon totalement non invasive, par "spectrophotométrie de pouls", de façon similaire à l'oxymétrie de pouls [22]. Cette deuxième technique est encore en début de validation clinique [23-25].

 

            En conclusion, le monitorage de la volémie repose actuellement sur des paramètres qui estiment en fait l'adéquation (ou non) du retour veineux pour un état hémodynamique donné. Dans ce cadre, la précharge-dépendance du débit cardiaque semble actuellement au mieux estimée par les paramètres dérivés des variations de la pression artérielle, mesurables dès lors que le malade est sous ventilation mécanique. Le monitorage de la volémie elle-même sera peut-être bientôt disponible en clinique, son intérêt pour la prise en charge des patients restant à définir. Cependant, aucun de ces paramètres n'indique quel est le "meilleur" niveau de remplissage vasculaire pour un patient ou une pathologie donnée en terme de pronostic (par exemple, amener la précharge ventriculaire au niveau qui permet le débit cardiaque maximal possible lors de la réanimation initiale d'un patient en choc septique n'est pas nécessairement ce qui est optimal pour la survie du patient). Le but du monitorage de la volémie n'est donc que d'informer le clinicien sur l'un des déterminants de la circulation sanguine, les décisions thérapeutiques devant nécessairement tenir compte d'autres paramètres et des objectifs de la prise en charge hémodynamique globale du patient.

 

Références :

1- Payen D. In "Hémodynamique : concepts et pratique en réanimation". JF Dhainaut, D Payen. Masson, 1991, pp 3-26

2- Leung M, et al. Anesthesiology 1994; 81 : 1102-9

3- Recommandations pour la pratique du remplissage vasculaire. Réanim Urg 1997; 6 : 347-60

4- Raper R, et al. Chest 1986; 88 : 427-34

5- Shepherd JN, et al. Intensive Care Med 1994; 20 : 513-21

6- Boulain T, et al. in "Insuffisance circulatoire aiguë". Ch. Richard, J.L. Vincent. Arnette, 1994, pp 99-112

7- Tavernier B, et al. Anesthesiology 1998; 89 : 1313-21

8- Chang MC. New Horiz 1999; 7 : 35-45

9- Saada M, et al. in " Conférences  d'actualisation". SFAR. Masson, 1994, pp 595-604

10- Baron JF. in "Conférences d'actualisation". SFAR. Elsevier, 1996, pp 7-24

11- Cheung AT,et al. Anesthesiology 1994; 81 : 376-87

12- Swenson JD, et al. Anesth Anang 1996; 83 : 1149-53

13- Tousignant CP, et al. Anesth Analg 2000; 90 : 351-5

14- Perel A, et al. Anesthesiology 1987; 67 : 498-502

15- Coriat P, et al. Anesth Analg 1994; 78 : 46-53

16- Rooke GA, et al. Anesth Analg 1995; 80 : 925-32

17- Michard F, et al. Am J Respir Crit Care Med 1999; 159 : 935-9

18- Michard F, et al. in "Actualités en réanimation et urgences". SRLF. Elsevier, 2000, pp 83-94

19- Shamir M, et al. Br J Anaesth 1999; 82 : 178-81

20- Preisman S, et al. Intensive Care Med 1997; 23 : 651-7

21- Sakka SG, et al. Intensive Care Med 2000; 26 : 180-7

22- Barker SJ. Anesthesiology 1998; 89 : 1310-2

23- Haruna M, et al. Anesthesiology 1998; 89 : 1322-8

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25- He YL, et al. Crit Care Med 1998; 26 : 1446-51