Risque cérébral en chirurgie extra cérébrale
Facteurs de risque liés au terrain et à l'acte chirurgical

N. Bruder

Département d’Anesthésie-Réanimation, CHU Timone, Marseille


   Le décès périopératoire semble être la complication la plus grave de tous les accidents d'anesthésie. Mais pour l'anesthésiste, la famille du patient et la société, la survenue d'une atteinte cérébrale grave et irréversible est probablement pire. La prévention de ces complications nécessite d'identifier les patients, les actes chirurgicaux et les techniques anesthésiques comportant un risque d'accident neurologique. Dans la plupart des cas, l'accident neurologique est imprévisible et sera découvert après l'intervention. De nombreuses études expérimentales et cliniques ont montré qu'un traitement précoce peut limiter l'étendue des lésions cérébrales. La précocité du diagnostic de l'accident neurologique est donc un élément fondamental du pronostic. Ce diagnostic est toujours difficile à la phase de réveil et justifie de bien connaître les effets des agents anesthésiques sur l'examen neurologique.

1. Diagnostic et définition des complications neurologiques périopératoires

L'atteinte cérébrale est de gravité très variable pouvant aller d'un syndrome confusionnel modéré transitoire à un état végétatif définitif. On sait depuis plus de 15 ans que l'anesthésie perturbe l'examen neurologique. On observe au moment du réveil des frissons, une spasticité musculaire, une hyperéflectivité ostéo-tendineuse, un clonus de la rotule, un réflexe cutané plantaire en extension chez 12 à 58% des patients. Ces anomalies sont plus fréquentes après anesthésie par halogénés qu'après anesthésie morphinique. Leur durée n'excède pas 40 minutes après la fin de l'anesthésie (1). Une étude récente a précisé l'effet des agents anesthésiques sur la fonction neurologique (2). De faibles doses de midazolam (2,8±1,3 mg) ou de fentanyl (170±60 µg) peuvent aggraver ou démasquer un déficit moteur focalisé. On suppose que la sédation diminue les capacités fonctionnelles des neurones ce qui s'exprime de manière clinique chez les patients ayant déjà une atteinte cérébrale antérieure. La durée de ces effets de la sédation est d'environ 20 minutes. Ces études expliquent les cas cliniques rapportés d'amélioration neurologique spectaculaire après injection de naloxone.

L'atteinte neurologique postopératoire peut donc être définie comme l'apparition d'une anomalie de l'examen neurologique qui persiste au delà de 30 à 60 minutes après la fin de l'anesthésie.

 

2. Fréquence des complications cérébrales postopératoires

Selon la définition retenue, la fréquence des troubles neurologiques postopératoires varie de 0,6 à 0,04 %. Les plus fréquents sont les retards de réveil et les syndromes confusionnels (tableau 1). Les accidents vasculaires cérébraux représentent au maximum 0,1 % des complications.

Complications Salle de réveil(%) Unité de soins(%)

Neurologiques 0,8 1

Coma 0,03 0,1

Retard de réveil 0,6

Autres 0,2 0,2

Confusion 0,6

AVC 0,1

Respiratoires 1,7 3,5

Cardiovasculaires 2 2,8

 

Tableau 1: Fréquence des complications neurologiques comparée aux complications respiratoires et cardio-vasculaires dans un travail regroupant 20802 patients (D'après Moller [3])

Les accidents graves sont donc rares et ne peuvent pas justifier une attitude préventive systématique. Lorsque l'on examine les dossiers des compagnies d'assurance américaines, les accidents neurologiques centraux représentent environ 12 % de l'ensemble des plaintes (tableau 2). En réalité, les accidents spécifiquement neurologiques sont beaucoup moins fréquents, une grande partie des comas post opératoires étant d'origine respiratoire ou cardio-vasculaire. Parmi ces causes, les erreurs techniques provoquant une insuffisance d'apport en oxygène aux tissus tiennent une place importante.

 

Complications % (de 2046 dossiers)

décès 35

atteinte nerveuse 15

atteinte cérébrale 12

trauma de l'airway 5

trauma de l'oeil 3

troubles psychologiques 3

pneumothorax 3

accident vasculaire cérébral 3

 

Tableau 2:Causes des plaintes exprimées en % des 2046 dossiers de l'ASA closed claim study (d'après Cheney [4])

Mais l'idée qu'une atteinte cérébrale postopératoire est exceptionnelle est certainement exagérément optimiste. La fréquence des complications dépend de la sensibilité de la méthode diagnostique utilisée (déficit focal ou troubles neuropsychologiques), du terrain et de l’acte chirurgical.

3. Mécanisme des accidents cérébraux périopératoires

Les deux mécanismes de la souffrance cérébrale périopératoire sont l’hypoperfusion focale ou globale et l’embolie cérébrale. Les causes anesthésiques de souffrance cérébrales sont le plus souvent liées ou favorisées par la diminution de la perfusion. Cette baisse de la perfusion est rarement responsables à elle seule d'un trouble neurologique. Le plus souvent elles amplifie les effets d'une autre cause de souffrance cérébrale. L'exemple le plus classique est celui d'une hypotension peu sévère chez un patient souffrant d'une sténose carotidienne serrée, responsable d'un déficit focalisé postopératoire. L'hypocapnie peropératoire diminue la perfusion cérébrale et peut amplifier les effets de l’hypotension. Le débit sanguin cérébral diminue de 2 % par mm Hg de PaCO2. Des anomalies de l'EEG apparaissent à partir d'une PaCO2 de 25 mm Hg chez le volontaire sain. L'utilisation systématique de capnographes devrait limiter la survenue de ces hyperventilations sévères dont le rôle aggravant sur l’ischémie cérébrale est bien démontré dans le cadre du traumatisme crânien.

Les embolies cérébrales sont souvent responsables de troubles neurologiques dans la chirurgie cardiaque ou carotidienne. Il est clair qu’une insuffisance de perfusion cérébrale ne peut qu’amplifier ses effets.

En dehors de ces deux grandes étiologies, de multiples facteurs ont un rôle aggravant. L'hypoxie est une cause bien identifiée de syndrome confusionnel dans les trois premiers jours postopératoires, période pendant laquelle les apnées et désaturations en oxygène nocturnes sont fréquentes après chirurgie abdominale ou thoracique. Les troubles métaboliques observés préférentiellement dans les actes chirurgicaux comportant une irrigation continue peuvent provoquer un oedème cérébral parfois sévère qui retentit sur la perfusion cérébrale.

L'idée selon laquelle l'anesthésie loco-régionale (ALR) est mieux tolérée sur le plan cérébral que l'anesthésie générale (AG) est probablement erronée. Les études comparant ALR et AG même chez le patient âgé n'ont pas montré de différence sur les capacités intellectuelles ou mnésiques. La fréquence des convulsions après ALR est comprise entre 0,01 et 0,69 %. Elle dépend du site d'injection et de la quantité d'anesthésique local utilisée. Quant aux autres accidents neurologiques centraux, on manque de donnée objective comparant anesthésie générale et anesthésie loco-régionale.

La recherche du mécanisme responsable d'une complication cérébrale est une étape essentielle car les traitements sont très différents dans l'ischémie focale et dans l'ischémie globale. Cette dernière ne justifie le plus souvent qu’un traitement de maintient des grandes fonctions vitales et le traitement symptomatique d'un éventuel oedème cérébral. L'ischémie focale nécessite un traitement plus agressif visant à réduire l'étendue de la zone de pénombre ischémique. La période postopératoire immédiate est le moment où les traitements d'urgence (initiés avant la sixième heure qui suit le début des signes) ont fait la preuve de leur efficacité. Au premier rang de ces traitements se situe le maintient d'une pression artérielle élevée. Souvent, les capacités de récupération vont dépendre de la précocité de la reconnaissance de la complication, du diagnostic étiologique et des moyens mis en oeuvre pour le traitement.

4. Risque selon le terrain

La morbidité neurologique périopératoire dépend des antécédents du patient, du type de chirurgie et de la technique anesthésique. Parmi les antécédents du patient, l'âge au delà de 65 ans, et l'existence d'une affection cérébrale (AVC, maladie dégénérative du système nerveux central, maladie psychiatrique) sont des facteurs de risque majeurs. Les autres facteurs de risques clairement identifiés sont l'hypertension artérielle, le diabète ou une sténose carotidienne supérieure à 50 % (5). Dans ces populations à risque, la fréquence de l'atteinte cérébrale est élevée. Dans une étude réalisée chez des patients opérés pour chirurgie vasculaire non carotidienne, la fréquence des accidents vasculaires cérébraux était de 0.9 % alors qu'elle n'est que de 0,04 % dans la population générale (6). La mortalité dans ce groupe était de 27 % soulignant la gravité de cette complication. Le tiers de ces accidents neurologiques survenait pendant ou immédiatement après la chirurgie et la moitié entre 4 et 72 heures après la chirurgie (5). Il faut noter, qu'outre les facteurs de risque précédemment cités, la survenue d'une hypotension périopératoire était identifiée comme un facteur de risque majeur. L'explication du rôle clairement néfaste de l'hypotension peut être attribuée à la fréquence élevée d'une sténose carotidienne (asymptomatique) dans la population des patients de chirurgie vasculaire.

En dehors de ces accidents neurologiques graves, d'autres troubles neurologiques sont fréquents dans la période postopératoire. Les atteintes les plus fréquents concernent les fonctions cognitives, les troubles de la mémoire ou des perceptions. Les hallucinations visuelles ou auditives, surtout la nuit, peuvent être particulièrement intenses et favorisent une agitation qui peut faire porter un diagnostic erroné de "delirium tremens". Les sujets âgés sont particulièrement susceptibles de développer ces complications puisque la fréquence rapportée varie de 10 à 60 % (7). Cependant, de nombreux facteurs périopératoires peuvent en favoriser l'apparition. Parmi ceux-ci, l'hypoxémie est probablement au premier plan. La fréquence de l'hypoxémie est élevée chez les patients qui développent un syndrome confusionnel postopératoire et une simple oxygénothérapie peut faire disparaître rapidement les symptômes chez certains patients (8). Les autres facteur favorisant sont nombreux et une liste non exhaustive est donnée dans le tableau 3.

Préopératoires

Peropératoires

Postopératoires

Atteinte cérébrale

physiologique (âge)

pathologique

Acte chirurgical (cf plus loin) Hypoxémie

Hypocapnie

Médicaments

tranquillisants

antihypertenseur centraux

diurétiques

analgésiques

Complications

hypotension

hypoxémie

hyperventilation

embolie cérébrale

Douleur
Troubles métaboliques

hyperthyroïdie

hypothyroïdie

hyponatrémie

hypoglycémie

Agents de l'anesthésie

neuroleptiques

atropiniques

morphiniques

Sepsis
Troubles psychiatriques Durée de l'anesthésie Troubles métaboliques

 

Tableau 3: facteurs favorisant l'apparition d'une confusion postopératoire

De nombreux traitements débutés dans la période périopératoires peuvent provoquer des manifestations neurologiques centrales. Les produits en cause sont principalement les tranquillisants et les psychotropes, les protecteurs gastriques (cimétidine, ranitidine, oméprazole), les diurétiques, les antihypertenseurs d'action centrale. Tous les produits ayant un effet anticholinergique peuvent aggraver les syndromes confusionnels du sujet âgé. Les syndromes de sevrage médicamenteux sont souvent méconnus. Le sevrage des benzodiazépines est a été le mieux décrit mais de nombreux autres traitements peuvent être mis en cause. Par exemple, nous avons été confrontés récemment à deux cas d'hallucinations post-opératoires intenses, justifiant des examens complémentaires injustifiés, après arrêt de la fluoxétine (ProzacÒ ). Les troubles ont régressé très rapidement à la reprise du traitement.

5. Risque selon la chirurgie

Les deux actes chirurgicaux fréquemment associés à des complications neurologiques sont la chirurgie carotidienne et la chirurgie cardiaque. En chirurgie carotidienne, la fréquence des accidents vasculaires postopératoires est comprise entre 1 et 4 %. Le mécanisme peut être une hypoperfusion peropératoire mais est plus souvent embolique. De très nombreux travaux ont été consacrés à la prévention, au diagnostic et au traitement de ce type d'accident. Une revue détaillée de cette littérature dépasse le cadre de cet exposé mais il est clair qu'il n'existe pas de consensus sur le sujet. Le rôle minimum de l'anesthésiste est de limiter autant que possible la diminution de la perfusion cérébrale pendant le clampage carotidien et d'éviter les poussées hypertensives sévères sources d'hémorragie cérébrale.

En chirurgie coronarienne, la fréquence des complications cérébrales est d'environ 6 % (9). La moitié de ces complications sont des accidents vasculaires et l'autre moitié des atteintes cérébrales diffuses (encéphalopathie, convulsions, syndrome confusionnel ...). La mortalité est de 24 % lorsqu'il existe une complication cérébrale et de seulement 2 % en son absence. Parmi les facteurs de risque spécifiques à cette chirurgie, le plus significatif est la présence d'une athérosclérose aortique proximale. La chirurgie valvulaire est plus souvent en cause que la chirurgie des pontages aorto-coronaires. Ces deux facteurs évoquent fortement un mécanisme embolique à l'origine de la plupart des complications. De plus, des embolies cérébrales sont fréquemment détectées par le Doppler transcrânien pendant l'intervention. L'utilisation de tests neuropsychologiques montre que la fréquence des perturbations des fonctions cognitives peut atteindre 25 à 80 % des patients. Ceci justifie une recherche active pour limiter le risque d'atteinte cérébrale en chirurgie cardiaque.

Dans les autres chirurgies, la fréquence des accidents n'a pas été étudiée d'aussi près. Dans la chirurgie orthopédique du sujet âgé (prothèse de hanche ou de genou) une incidence de syndrome confusionnels postopératoire de 50 % a été rapportée. Les troubles sont plus fréquents lors de la chirurgie bilatérale qu'unilatérale. On suppose que l'embolie graisseuse, fréquente lors de l'impaction de la prothèse, est un facteur étiologique important. Dans la chirurgie de la cataracte, les troubles de la vision et l'utilisation de traitements anticholinergiques locaux favorisent les syndromes confusionnels qui régressent rapidement avec l'amélioration de l'acuité visuelle.

6. Conclusion

Le rôle de l'anesthésiste est fondamental dans l'identification des situations à risque de complication neurologique, leur prévention, leur diagnostic postopératoire et leur traitement. Les conséquences des complications neurologiques peuvent être significativement limitées par un diagnostic et une thérapeutique précoce. Après l'intervention, le diagnostic peut souvent être porté dans les 3 premières heures qui suivent la complication, période pendant laquelle on sait que les traitement sont efficaces. A côté des accidents graves, il existe des problèmes neurologiques moins évidents, dont le diagnostic demande la coopération des neurologues. L'existence de troubles de mémoire, de difficultés d'attention, de troubles du sommeil ou d'autres désordres neurologiques similaires peut sembler mineure à l'anesthésiste car il suit rarement le patient au delà des premiers jours qui suivent l'intervention. Pour le patient, ces troubles peuvent représenter un handicap important et justifient que l'on s'y intéresse.

 

 

Bibliographie

1. H Rosenberg, R Clofine, O Bialik. Neurologic changes during awakening from anesthesia. Anesthesiology 1981; 54:125-130

2. GD Thal, MD Szabo, M Lopez-Busnahan, G Crosby: Exacerbation or unmasking of focal neurologic deficits by sedatives. Anesthesiology 1996; 85:21-25

3. JT Moller, NW Johannessen, K Espersen et coll. Randomized evaluation of pulse oxymetry in 20802 patients: II. Anesthesiology 1993; 78:445-453

4. FW Cheney, KL Posna, RA Caplan. Adverse respiratory events infrequently leading to malpractice suits .Anesthesiology 1991; 75:932-939

5. EJ Harris, GL Moneta, RA Yeager, LM Taylor, JM Porter. Neurologic deficits following noncarotid vascular surgery. Am J Surg 1992, 163:537-540

6. JB Forrest, MK Cahalan, K Rehder et coll. : Multicenter study of general anesthesia. II. Results. Anesthesiology 1990; 72:262-268

7. SS Parikh, F Chung. Post operative delirium in the elderly. Anesth Analg 1995; 80:1223-1232

8. LP Aakerlund, J Rosenberg : Postoperative delirium: treatment with supplementary oxygen. Br J Anaesth 1994; 72:286-290

9. GW Roach, M Kanchuger, CM Mangano, et coll. : Adverse cerebral outcomes after coronary bypass surgery. New Engl J Med 1996; 335:1857-1863